"Le Rock au Féminin"
Elle n’était ni intéressée par le féminisme, ni fascinée par les rockstars, mais on allait voir beaucoup de concerts avec des filles, comme Blondie par exemple. L’idée est venue à la fois de l’envie de faire connaître ces gens, et de répondre à un besoin économique, car nous avions besoin d’argent pour vivre.
Ce qui m’a frappé dans son livre, c’est qu’elle a réussi ce que de nombreux écrivains aspirent à faire : créer des archétypes… Sous sa plume, apparaissent de véritable personnages, qui transcendent le sujet même de l’ouvrage, finalement.
C’est tout à fait vrai. Elle a voulu montrer que dans cette explosion du rock, on voyait des personnalités féminines extrêmement diverses se détacher, dont le vecteur commun était d’avoir choisi ce genre musical pour s’exprimer. Que l’on soit fils ou fille de prolétaires, étudiants en école de commerce ou en école d’art, cela importait peu. Le rock était un « attrape-tout », tellement riche qu’il pouvait permettre à des personnes n’ayant rien à voir d’y trouver un mode d’expression.Qu’est-ce qu’il y a à voir entre Chrissie Hynde, Debbie Harry et Patti Smith, ou en Californie, Janis Joplin ? Pourtant, ce qui est extraordinaire, c’est la manière dont ces filles ont su s’imposer sur scène. Joan Jett était incroyable. Une libération extraordinaire. Elles en étaient l’expression parfaite.
Marjorie venait avec moi à tous les concerts de rock, mais elle était dans une autre sphère, celle de la littérature, qui était sa plus grande passion. Elle était faite pour écrire. Il faut dire aussi que nous nous sommes intéressés au rock quand il est devenu « intéressant ». Je m’explique : Chuck Berry et tous les artistes de cette période étaient formidables, mais c’était quelque chose de figé. A partir de 1965, arrivent des gens comme Bob Dylan en électrique, Jimmy Hendrix…Puis avec les années 70, David Bowie, etc…Puis vers la fin des années 70, ça devient moins intéressant. Quand on a commencé à écrire sur le rock, les Doors vendaient en France deux ou trois mille albums. Pour Janis Joplin, l’Olympia était à moitié vide. Ce n’était pas plein non plus pour Jimi Hendrix. Par la suite, tout le monde s’est mis à écrire sur le rock, mais il ne faut pas oublier qu’a l’époque, ce sujet était encore relativement marginal. Nous avions beaucoup de disques qui n’étaient pas distribués en France mais nous arrivaient par l’import en direct des USA. Cela faisait de nous, qui étions parmi les premiers rock-critiques des gens très privilégiés, que tout le monde caressait dans le bon sens du poil. Un article faisait vendre des disques. Ce n’est plus du tout le cas maintenant. Si ça ne passe pas à la radio, ou dans un pub de bagnole – ce que je vous souhaite de tout cœur, ce serait le démarrage tout de suite et je pense que ça arrivera. Regardez pour Kenzo avec Jil Is Lucky. La publicité a fait exploser leurs ventes -, c’est difficile.
On avait demandé à Marjorie d’écrire une suite à ce livre, mais elle était passée à autre chose. Elle est devenue spécialiste de la littérature asiatique, a écrit entre autres sur les designers, a rencontré des créateurs comme Issey Miyake, Kenzo, Christian Lacroix… Mais ce sont les gens de la mode qui l’intéressaient, pas tellement la mode en soi. Les gens, c’était ce qui l’intéressait profondément.
Une vie...
Elle est née dans un avion, au dessus du Sahara, ce qui n’est pas banal. Elle avait deux blogs, un sur le voyage (« L'Esprit du Voyage »), et un sur la littérature asiatique (« Impressions d'Asie »). Elle avait des yeux très bridés, et avec sa frange, on pourrait penser qu’elle est eurasienne. Plusieurs lecteurs lui écrivaient en lui disant « Vous qui êtes sans le produit, sans doute, d’un corse perdu en Indochine… ». Son père incarnait le « héros magnifique », il était méhariste, un cavalier avec sa grande cape, une maman toute jeune…Elle a été très heureuse en Algérie, ou elle était fille unique. Plus tard la famille est rentrée en France et sont nés quatre frères et sœurs, avec un écart important par rapport à elle. Ils admiraient beaucoup leur grande soeur.
Quand je l’ai connu, elle était toute jeune, à peine dix-huit ans. Elle était en khâgne, élève brillante, présentée au concours général, helléniste distinguée. Nous voulions vivre ensemble. Son père m’a convoqué et m’a dit « vous voyez bien qu’elle est très jeune » – à l’époque la majorité était à vingt-et-un ans -, « aussi je pose plusieurs conditions. La première, c’est que vous vous mariiez », - Qu’a cela ne tienne !-, « la deuxième c’est qu’elle termine ses études ». Je lui ai répondu que cela me paraissait tout à fait normal et logique. Ayant répondu favorablement à ses deux requêtes, nous nous sommes mariés à Sainte Geneviève des Bois, la banlieue dans laquelle je vivais à l’époque ou j’étais au Lycée Jean-Baptiste Corot à Savigny. C’était un mariage très sobre, avec nos parents, nos frères et sœurs et deux témoins. Le soir, nous ne ne savions même pas où nous allions dormir. Le début de nos aventures…Elle a terminé son mémoire, a fait un doctorat, puis nous ne savions pas trop comment nous allions vivre, gagner de l’argent.
J’ai commencé à travailler chez Hachette, je faisais des lectures de presse pour des ministres, ce genre de choses. Ensuite, je suis parti pour le service militaire. Pas loin car je l’ai fait à proximité du métro Dupleix. Etant marié j’étais considéré par la loi comme soutien de famille, ce qui m’a permis de faire un service un peu plus court. Pendant ce temps, Marjorie a enseigné. Les gamines étaient toutes amoureuses d’elle, c’était incroyable. Elle allaient jusqu'à venir frapper à la porte de la maison. C’était un professeur merveilleux, mais ce n’était pas son truc…Après cela elle ne savait pas trop quoi faire, ne voulant pas de cette carrière là. C’est moi qui lui ai donné dans Rock’n’Folk ma première rubrique, celle des livres, deux pages chaque mois. Je lui ai dit « Prends la », puis elle a crée une autre rubrique et a commencé à entrer tout doucement, par la petite porte, dans le journalisme. Elle a ensuite été au Nouvel Observateur pendant vingt-deux ans, elle a terminé sa carrière en étant devenue rédactrice en chef. Elle est passée de l’écriture autour de la musique et la bande dessinée (« Encyclopédie des Bandes Dessinées », aux Editions Albin Michel. Marjorie y a crée la collection Graffiti, dédiée aux auteurs de BD) à la littérature. Ce qui est terrible, c’est que maintenant qu’elle est décédée, j’ai découvert deux romans terminés et deux inachevés. Je vais essayer de les faire publier.
Marjorie a fait plein de choses très différentes les unes des autres, toujours en donnant le sentiment qu’elle était en retrait alors que ce n’était pas le cas. Elle était au contraire toujours à l’écoute des autres, rarement en colère, jamais de mauvaise humeur. Si il y avait quelque chose qui la contrariait, elle arrivait à l’effacer par des choses très simples et naturelles. Par exemple elle arrivait ici, se changeait, montait s’occuper des plantes de la terrasse et revenait : tout c’était effacé. Son visage qui était fatigué d’un seul coup était à nouveau lumineux, ses rides étaient gommées, c’était incroyable. C’était une femme libre, mais il y avait toujours le besoin de l’autre, de cette écoute…Tous les gens qui travaillaient avec moi étaient très jaloux de ça...
Nous étions curieux de tout, toujours fourrés à la Cinémathèque, ou on croisait Benoît Jacquot, Miller, Patrice Lecomte,Philippe Garrel et Nico…Nous allions aussi au Festival d’Avignon, nous étions là pour voir la troupe de Julian Beck ( co-fondateur avec son épouse Judith Malina du Living Theatre), à Antibes, Juan-les-Pins, nous nous déplacions partout dans notre vieille Taunus.
Marjorie a fait une belle carrière. Elle était curieuse, aimait partir dans toutes les directions. Les vingt dernières années, étant au Nouvel Observateur, elle a monté des voyages merveilleux et pendant vingt ans, nous nous sommes balladés à travers le monde pour le journal, elle faisait les textes et moi les photos...Nous avions pour principes d’avoir toujours une bouteille de champagne avec nous pour l’arrivée et de fêter nos anniversaires dans des endroits extraordinaires : Venise, le Japon, le Maroc, le Brésil… Mais c’était aussi quelqu’un qui pouvait se contenter de très peu. Elle était toujours extrêmement élégante, ne sortait jamais sans être bien habillée, ce que je considère comme une forme de respect pour les gens qui vous accueillent.
Elle est morte à presque soixante-huit ans, elle était extrêmement belle, et faisait toujours l’effort de se mettre en valeur. Elle ne pensait pas du tout qu’elle mourrait si tôt, au contraire, elle était persuadée qu’elle vaincrait la maladie et croyait avoir du temps.
Quand elle est tombée malade, j’étais effondré, et elle me disait « Ne t’en fais pas, on va y arriver ». Jusqu’au dernier moment, elle a pensé qu’elle pouvait gagner. C’était quelqu’un de très positif. Il y a eu un rebondissement lorsque son médecin nous a montré un article dans le New-York Times ou il était question d’un traitement expérimental pour le type de cancer dont elle était atteinte, nous avons eu à ce moment là un nouvel espoir car soixante pour cent des personnes traitées aux Etats-Unis avaient guéri. Ils voulaient choisir cinquante personnes en France pour un test, et elle en a fait partie. Le premier protocole a très bien fonctionné, avec le deuxième quelque chose n’allait pas. A ce moment là, le cerveau était attaqué, et elle faisait donc partie des quarante pour cent sur qui le traitement ne fonctionnait pas.
J’ai demandé au chirurgien « Mais ça marche ce traitement ? » et il m’a répondu « Parfois monsieur, parfois … »
Elle laisse un trou énorme, gigantesque.
Pas seulement pour moi, mais aussi pour son fils.
Nous avons eu une très belle vie, qui aurait pu se terminer beaucoup mieux que ça. On avait encore tellement de projets, comme toujours, mais malheureusement, voilà…
La veille de l’enterrement, le prêtre m’a dit : « Est-ce qu’elle avait la foi ? ».
J’ai répondu : « Parfois, ma foi… »
Il était sidéré et m’a demandé : « Mais que voulez vous dire par là ? »
Je lui ai répondu : « Et bien, dans tous les pays du monde ou nous allions, parfois, en faisant des photos, je la perdais de vue. Et je la retrouvais toujours dans un temple, dans une église, dans un lieu de recueillement.
Elle était comme ça, rêveuse... »
Les éditions Le Mot et Le Reste viennent de publier un recueil d’une sélection de ses articles parus dans Rock & Folk entre 1969 et 1976 intitulé « Fun House ».
Autoportrait par Paul Alessandrini
Un très grand merci à Paul Alessandrini et à Marjorie, quelque part vers le ciel..
Photo par Paul Alessandrini